Plus qu’une officine, Stephenson, l’une des plus anciennes et plus emblématiques pharmacies d’Egypte, est un véritable joyau du XIXe siècle, un musée vivant de l’histoire pharmaceutique égyptienne qui nous emmène dans un autre temps. Reportage
Enfouie dans le quartier animé du centre-ville, et précisément dans la rue Abdel-Khaleq Sarwat, là où les souvenirs du passé se mêlent aux bruits du présent, se dresse une devanture discrète qui défie le temps : la pharmacie Stephenson. D’apparence modeste mais d’une richesse historique inestimable, cette officine fondée à la fin du XIXe siècle est aujourd’hui la plus ancienne pharmacie encore en activité en Egypte. Elle ne se contente pas de vendre des médicaments : elle raconte une histoire, celle d’une époque où la science médicale et l’élégance architecturale allaient de pair. Autrement dit, entrer dans la pharmacie Stephenson, c’est découvrir un écrin historique où le temps semble suspendu. Dès qu’on pousse la lourde porte en bois vitré, le charme opère. Une douce odeur d’eucalyptus et d’encaustique flotte dans l’air. Des boiseries finement sculptées, des étagères en acajou remplies de fioles en verre soufflé, dont certaines encore étiquetées à la main, avec une calligraphie anglaise délicate. Au fond de la pièce, un comptoir massif en bois accueille les clients. Des photos anciennes décorent les murs : le fondateur en redingote, des clients européens devant la façade, des affiches publicitaires des années 1930 vantent les mérites d’anciens sirops pour la toux ou de baumes universels. Un microscope ancien trône dans une vitrine, à côté de balances en laiton et de mortiers en porcelaine. La pharmacie semble sortie tout droit d’un film en noir et blanc ou un d’un roman historique. « On entre ici comme dans un sanctuaire. L’odeur des herbes, des huiles, des vieux médicaments. C’est une véritable expérience sensorielle », confie Ahmed Kamal, client fidèle depuis plus de 30 ans.
Voyage dans le temps …
A l’intérieur, tout semble figé dans le temps, mais l’activité y est intense. La pharmacie n’a jamais cessé de fonctionner. Elle continue à délivrer des prescriptions modernes tout en proposant des préparations magistrales, ces médicaments faits sur mesure selon les besoins du patient. Une pratique quasiment disparue ailleurs. « Je viens ici chercher une pommade que seule la pharmacie Stephenson sait préparer », explique Mona Khaled, une jeune maman. « Ma grand-mère m’a toujours dit : si tu veux un vrai médicament, va chez Stephenson ».
Les touristes ne sont pas en reste. Intrigués par le cachet unique du lieu, certains s’y arrêtent repartant avec des huiles essentielles, d’autres avec des photos de cette pharmacie hors du temps. « C’est comme un musée, mais qui fonctionne. Je ne pensais pas qu’on puisse encore voir cela ailleurs qu’en Europe », s’émerveille Audrée, une touriste française.
En effet, tout a commencé en 1889, lorsque George Stephenson, un chimiste britannique du Yorkshire, s’établit au Caire pour ouvrir une pharmacie. A l’époque, l’Egypte était sous occupation britannique et de nombreux Européens s’y installaient. Stephenson, passionné de botanique et de préparations magistrales, décide de créer un établissement à l’image des grandes pharmacies victoriennes : plafonds hauts, boiseries vernies, comptoirs en marbre et flacons d’apothicaire en verre soufflé. Il choisit donc un emplacement stratégique dans le centre-ville, au croisement des rues aujourd’hui connues sous les noms de Adly, Mohamad Farid et Abdel-Khaleq Sarwat. Le bâtiment, construit en 1889 par Davies Bryan, arbore une façade ornée de motifs floraux et de symboles britanniques tels que la rose, le chardon, le trèfle et le poireau. Les boiseries intérieures, les vitrines et les équipements ont été fabriqués sur mesure à Londres avant d’être expédiés et assemblés au Caire, conférant à l’établissement une atmosphère unique.
En 1948, la pharmacie change de main mais pas d’esprit. Elle est rachetée par Ehsan Samaan, un pharmacien égyptien réputé pour son intégrité et sa bienveillance. Séduit par le charme authentique de l’endroit, il décide de préserver son caractère original. Aujourd’hui, son fils, Zoheir Samaan, âgé de 58 ans, bien qu’il n’ait pas été pharmacien, continue de gérer l’établissement avec la même passion et le même respect pour l’héritage familial.
Et patrimoine vivant
« Nous avons décidé de garder l’âme du lieu, même si nous avons modernisé l’arrière-boutique pour répondre aux normes actuelles. Nous sommes les gardiens d’une mémoire collective. Chaque objet ici raconte une histoire et chaque coin évoque un souvenir », souligne-t-il, tout en assurant que la pharmacie Stephenson est non seulement un pilier de la communauté locale, mais aussi un témoin de l’histoire du Caire. Les meubles, les étiquettes d’origine, les boîtes métalliques de comprimés semblent venir d’un autre temps. « C’est un conservatoire d’objets rares. Regardez ces fioles qui ont plus de 100 ans, ces pots en porcelaine, trônant sur les étagères, ils sont d’origines française et allemande. Le comptoir est en marbre italien d’époque, et les tiroirs en bois portent encore les inscriptions gravées à la main : arsenic, belladone, quinine. Nous avons encore des balances mécaniques d’origine anglaise que nous utilisons pour certaines préparations », confie Zoheir avec un sourire teinté de fierté.
Dans l’arrière-boutique, un registre ancien trône sur un pupitre. Il contient des centaines de pages manuscrites, où sont consignés les noms des patients, les prescriptions, les doses précises, les diagnostics, et parfois même les observations personnelles du pharmacien. Des recettes anciennes, écrites à la main dans des carnets en cuir, dont certaines datent de la période ottomane. Zoheir les montre avec respect : « C’est notre trésor. Des archives médicales mais aussi humaines ». Il tourne quelques pages, révélant une écriture élégante, des formules latines et parfois des annotations en français ou en anglais. « Ces registres montrent comment le métier de pharmacien était aussi un art. On fabriquait les médicaments ici même », dit-il, tout en affirmant que le laboratoire, situé dans un sous-sol de 250 m2, était autrefois le coeur de la pharmacie. C’est là que les médicaments étaient préparés, selon des formules précises transmises de génération en génération. Aujourd’hui, bien que les méthodes aient évolué, ce laboratoire reste un symbole de l’engagement envers la qualité et l’authenticité.
L’histoire des pharmacies en Egypte remonte en fait à l’époque ottomane. C’est au XIXe siècle, sous l’influence européenne, que naissent les premières officines modernes souvent tenues par des Grecs, des Arméniens ou des Européens. Certaines pharmacies anciennes subsistent encore au Caire, à Alexandrie ou à Tanta, comme la pharmacie Giannopoulos Morcos (fondée en 1896). Mais très peu ont conservé leur architecture et leur mobilier d’origine. Stephenson est ainsi un cas unique, à la fois lieu de soin et conservatoire de la mémoire pharmaceutique égyptienne. « La pharmacie a survécu à la monarchie, à la Révolution de 1952, à la nationalisation de l’industrie pharmaceutique, et même à la concurrence des grandes chaînes modernes. Elle a été témoin des transformations du quartier, autrefois européen, aujourd’hui plutôt populaire », explique Zoheir. Et d’ajouter : « On a vu défiler toutes les époques, tous les régimes. La pharmacie a toujours été là, refuge pour les gens malades, mais aussi pour les nostalgiques. Aujourd’hui, l’aspect commercial des pharmacies a pris le dessus. Avec les changements de la ville et la croissance de la population, le métier de pharmacien a évolué et son rapport au quartier aussi. Ce qui nous sauve aujourd’hui, c’est que plusieurs gens cherchent du sens, de l’authenticité. Parfois, des familles entières viennent nous saluer juste par fidélité ».
De l’authenticité doublée de modernisme
Cependant, la pharmacie Stephenson n’est pas figée dans le passé. Elle s’est adaptée aux exigences contemporaines. Elle est informatisée, connectée, et travaille avec les plus grands laboratoires. Mais elle n’a rien perdu de son âme. « On vit dans une époque où tout va vite. Ici, nous prenons le temps de soigner. C’est un luxe devenu rare. Les pharmaciens y pratiquent encore l’art subtil de la formulation : mélanges d’onguents, sirops, infusions, teintures. Des compétences de plus en plus rares », résume Adel Samir, un client fidèle depuis 40 ans.
Et si Stephenson a traversé plus d’un siècle sans perdre son âme et son authenticité, c’est aussi grâce à ceux qui y travaillent. A commencer par le Dr Samaan et son fils Zoheir, le gardien de la mémoire de la pharmacie, jusqu’au personnel qui, bien que réduit (un pharmacien et une pharmacienne), allie modernité et tradition. Les jeunes pharmaciens utilisent les logiciels les plus récents, mais respectent scrupuleusement les rituels anciens transmis par leurs prédécesseurs. « Mes collègues veulent tous travailler pour des multinationales. Mais ici, nous ne sommes pas dans une chaîne impersonnelle. Chaque client est un visage, une histoire, une fidélité. Nous prenons le temps d’écouter. Certains clients ne viennent pas juste pour un médicament, mais pour un conseil, un mot rassurant. Cela fait partie du métier », affirme Dr Mariam Choukri qui estime que c’est un honneur d’exercer dans un lieu chargé d’histoire. « Et puis, nous apprenons tous les jours. Les anciens nous transmettent des connaissances que nous ne trouvons dans aucun manuel, nous redécouvrons la beauté du métier », reprend-elle. Idem pour de nombreux étudiants en pharmacie qui y viennent pour s’inspirer ou documenter leur mémoire. « J’ai appris ici en deux heures plus qu’en un semestre d’histoire de la pharmacie ! », confie Nadine Kamal, étudiante en 4e année de pharmacie à l’Université du Caire.
Face à l’intérêt croissant du public, des démarches ont été entreprises pour faire classer la pharmacie comme monument historique. « Nous avons reçu la visite de représentants du ministère de la Culture. Ils étaient stupéfaits par l’état de conservation des lieux », affirme Zoheir, tout en assurant que la pharmacie a aussi sa page Facebook, où elle partage des anecdotes historiques, des photos d’archives et même des conseils de santé. Une façon, selon lui, de rester connectés avec la nouvelle génération sans trahir leur identité.
De même, un projet de partenariat avec la faculté de pharmacie de l’Université du Caire est en discussion pour organiser des visites éducatives. « Il faut que les jeunes comprennent d’où vient leur métier. L’histoire de la pharmacie, ce n’est pas seulement des molécules, c’est aussi une aventure humaine », affirme Zoheir. Et de conclure : « Nous avons le devoir de faire le lien entre le passé et l’avenir. Tant que nous serons là, cette pharmacie vivra pour être un lieu de transmission, de nostalgie et de respect du savoir-faire. Une rareté dans un monde qui oublie vite ses racines ».