Soixante ans d’obstination dans l’impasse
La sagesse amérindienne enseigne que « quand tu montes un cheval mort, il ne sert à rien de tirer sur les rênes. Descends. » Ce proverbe, en apparence trivial, est devenu une métaphore satirique puissante, souvent mobilisée en gestion de projets ou en politiques publiques pour illustrer l’absurdité de s’acharner sur des impasses. Il sous-entend que face à l’évidence de la mort du cheval, il serait vain d’acheter une nouvelle selle, de changer de cavalier ou de former des comités d’étude. Pourtant, c’est précisément ce que l’on observe souvent : après des mois, ces comités confirment sa mort, mais on propose alors des “soins intensifs”, budget à l’appui…
Au Mali, la fascination pour le contournement des problèmes illustre une tendance structurelle à reproduire l’échec, devenue presque institutionnelle. Transformation industrielle en panne, agriculture inadaptée, énergie sans résultat, réformes sans lendemain, l’illusion d’action y prime. Les plans tournent en rond, maquillant une inefficacité récurrente en « stratégie résiliente ». Certes, des progrès ponctuels existent çà et là, mais ils restent marginaux face à l’ampleur des problèmes structurels.
Ce phénomène n’est ni nouveau, ni spécifiquement malien. C’est une responsabilité collective, qui traverse généralement les régimes, les époques et les géographies.
Le refus de descendre s’ancre souvent dans la peur d’admettre l’échec, le poids des investissements passés, et l’incapacité à envisager d’autres voies. Les cas suivants sont traités à titre illustratif, parmi tant d’autres de cette obstination criante dans plusieurs secteurs au Mali.
ÉDUCATION : LA MORT DU PUBLIC
À l’Éducation nationale, la réforme est un chantier perpétuel où chaque ministre impose “sa” vision en sigles fumeux, pour un résultat invariable : plus d’élèves, moins de classes, moins de savoirs. L’enseignement en langues nationales, dont la pertinence est évidente pour beaucoup, piétine. Le vrai scandale réside dans la déconnexion des élites : depuis 1991, elles exfiltrent leurs enfants vers des établissements privés élitistes – sans bambara ni peulh, mais en français et en anglais – sapant la crédibilité de leurs réformes et organisant une école à deux vitesses. Comment piloter avec conviction la rénovation d’un navire public quand on a déjà assuré la place des siens sur les canots de sauvetage du privé ? Ce “cheval mort” de l’école est ainsi maintenu en décomposition avancée, par le désengagement cynique et la déconnexion de ses ‘architectes’.
INDUSTRIALISATION: DISCOURS SANS SOCLE
Pour l’industrialisation, annoncée depuis trente ans, les discours offensifs ne se sont jamais traduits en fondations solides : formation adaptée, financements accessibles, infrastructures fiables, fiscalité attractive. Le refrain de booster la transformation du coton localement reste un vœu pieux, la relance de la COMATEX une illusion, et les milliers d’emplois attendus une chimère. On n’intègre pas la complexité d’un véritable écosystème productif. L’énergie bon marché est absente, le financement est un parcours du combattant – même auprès des banques publiques qui, ne parviennent plus a agir en synergie et se placent en concurrence avec les banques privées, parfois sur des segments de marché qui n’ont pas besoin d’elles. Et pourtant, à elles trois, ces banques concentrent 60 % de parts de marché.
OFFICE DU NIGER : RENTE DE RIZIÈRE
L’Office du Niger aussi illustre cette tendance. Depuis des décennies, on nous assure qu’il peut nourrir l’Afrique de l’Ouest. Pourtant, les agronomes le savent : le riz, massivement cultivé, n’est pas la spéculation la plus adaptée, trop gourmand en eau et avec des rendements bien inférieurs au riz importé d’Asie. D’autres cultures (sésame, niébé, sorgho amélioré), mieux adaptées et bénéficiant de marchés régionaux porteurs, sont négligées. En cause : un puissant lobby interne défend son pré carré rizicole et ses rentes. Un autre, celui des élites urbaines et commerçantes, milite pour l’importation massive dès que les prix frémissent, protégeant leurs profits. Dans ce contexte, quel investisseur miserait sur une rizerie industrielle ?
EDM : Le SUPPLICE DE SISYPHEAN
L’Énergie du Mali (EDM-SA) est l’exemple le plus emblématique : chacun, du citoyen au sommet de l’État, constate qu’elle est structurellement défaillante depuis des décennies. Cela rappelle le supplice de Sisyphe : on injecte des subventions opérationnelles annuelles d’au moins 40 milliards FCFA, sans que la situation ne s’améliore. À la fin, le résultat est immuablement le même : réseau vétuste, coûts de production léonins, gestion notoirement inefficace, délestages intempestifs qui plongent le pays dans l’obscurité et plombent l’économie. Pour cela, il faut d’abord se résoudre à admettre la faillite structurelle du modèle actuel.
Ce qui guette lorsqu’on persiste dans l’erreur est parfaitement illustré par le cas de l’Office Malien de l’Habitat (OMH). D’instrument public du logement social, il a glissé vers la spéculation foncière sans réserves, le financement tous azimuts sans moyens et la promotion immobilière sans expertise. Des ATTbougous enviés, on passe à une ardoise de centaines de milliards de FCFA et à la disparition des programmes sociaux. Et pourtant, beaucoup de personnes, y compris des ministres de la République, avaient alerté sur les dérives – en vain. Avertissement grandeur nature.
Ces exemples montrent comment, au Mali, la bureaucratie se mue en écurie pour chevaux morts, où l’effet d’annonce supplante la pensée stratégique. Pire : cette obstination nourrit un environnement où démotivation, cynisme et manquements individuels prospèrent, la responsabilité collective masquant les défaillances personnelles.
Pour redresser la barre, il faut commencer par reconnaître l’échec : non, l’acharnement n’est pas synonyme de résilience, mais d’aveuglement. Il est temps d’évaluer sans complaisance, d’écouter le terrain, plutôt que les rapports auto-satisfaits.
Tout cela pose avec acuité la question d’un évaluateur indépendant des politiques publiques. Le Bureau du Vérificateur général pourrait légitimement occuper cette case : c’est dans ses missions, et son ancrage institutionnel lui donne des marges de manœuvre. En laissant, par exemple, aux inspections sectorielles le contrôle des petites mairies rurales ou des ambassades, il pourrait se recentrer sur l’évaluation des grandes politiques et des gros budgets.

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